Au Togo, rares sont les sujets qui cristallisent autant de tensions que le foncier. Depuis plusieurs mois, le gouvernement a engagé une opération d’envergure nationale : identifier, protéger et récupérer les réserves administratives de l’État illégalement occupées. Ce chantier, inscrit dans une logique de gouvernance foncière et d’urbanisation maîtrisée, vient d’atteindre un point de tension maximale : le cas de l’École Supérieure des Affaires (ESA) d’Agoè.

Le 26 octobre 2025, une équipe technique mandatée pour poser un panneau d’identification du domaine public arrive à l’entrée de l’établissement. La scène dégénère. Le promoteur de l’école, le Dr Charles BIRREGAH, accompagné d’étudiants, s’oppose à l’installation.
Ce geste soulève une question essentielle, juridique et politique : L’ESA occupe-t-elle une réserve administrative de l’État ?
CE QUE SONT LES RÉSERVES ADMINISTRATIVES AU TOGO
Les « réserves administratives » sont des terrains légalement affectés à l’État pour des besoins publics :
- écoles, hôpitaux, équipements sportifs,
- ouvrages publics (routes, marchés, eau, électricité),
- ou projets stratégiques futurs.
Selon le Code domanial et foncier (Loi n°2018-005 du 14 juin 2018) : « Nul ne peut occuper ou aliéner un terrain réservé à l’État sans autorisation expresse de l’autorité compétente. »
(Articles 177, 179 et 183 – Protection des propriétés publiques)
Ces terrains sont supposés inaliénables et non cessibles, sauf décret ou décision formelle de l’État.
Si une institution privée s’y implante sans acte de cession dûment enregistré, l’occupation est irrégulière, même si des taxes foncières sont payées.
LE CONTEXTE : UNE OPÉRATION FONCIÈRE MAJEURE
Depuis début 2024, le gouvernement, sous impulsion du Ministère en charge de l’Urbanisme, a lancé une méthode systématique et cartographiée :
- Recensement de tous les terrains appartenant à l’État.
- Implantation de panneaux géants : « RÉSERVE ADMINISTRATIVE – ÉTAT TOGOLAIS ».
- Préavis de libération pour les occupants illégaux ou non régularisés.
- Démolition ou restitution en cas de non-conformité.
Cette démarche s’inscrit dans une logique nationale d’assainissement de la gouvernance foncière :
- chaos des lotissements,
- double attribution de terrains,
- corruption dans les ventes illicites,
- spoliation de biens publics.
L’objectif officiel : reprendre le contrôle du domaine public avant l’urbanisation complète du Grand Lomé.
ESA D’AGOÈ : ENTRE ENGAGEMENT ÉDUCATIF ET ZONE D’OMBRE JURIDIQUE
L’ESA est reconnue pour ses performances académiques ; elle forme des milliers de jeunes chaque année.
Mais le terrain sur lequel elle se trouve est au cœur d’une ambiguïté foncière.
Ancien « Terrain Omega », espace sportif communautaire
Des habitants rencontrés sur place confirment que ce terrain a longtemps été utilisé comme espace sportif :
tournois de quartier, rassemblements, matches de jeunes.
Si cet espace appartenait déjà à l’État, comme réserve, l’affectation à un usage privé est juridiquement problématique.
Où sont les documents ?
Plusieurs questions restent sans réponse :
- Existe-t-il un acte administratif de cession ou de concession ?
- Y a-t-il eu déclassement de réserve publique, exigé par la loi ?
- L’établissement dispose-t-il d’un titre foncier régulièrement enregistré ?
Selon le Code domanial, aucune autorité locale ne peut céder un terrain de réserve.
Seul l’État central peut le faire par décret ou arrêté formel.
OCCUPATION ILLÉGALE OU MALENTENDU ADMINISTRATIF ?
Les spécialistes interrogés sont unanimes : Tant qu’un document écrit, signé, enregistré et vérifiable n’existe pas, l’État demeure propriétaire du terrain.
Or, selon des sources proches du dossier, aucune preuve de déclassement, ni publication au Journal Officiel, n’a été retrouvée à ce jour.
S’il s’avère que le terrain est effectivement une réserve publique, alors l’implantation de l’ESA, même ancienne et équipée, est irrégulière.
UN RISQUE SOCIAL ET POLITIQUE
L’ESA n’est pas un squat : elle est une institution éducative privée importante.
Toute action brutale pourrait déclencher :
- tensions sociales avec les étudiants,
- risque de politisation de l’affaire,
- sentiment de « persécution » du secteur privé éducatif.
L’État se trouve devant un dilemme : Faire respecter la loi foncière ou éviter un choc social autour d’une école reconnue ?
CE QUE LE GOUVERNEMENT DEVRAIT FAIRE MAINTENANT
Pour sortir du flou, trois actions s’imposent :
- Publier les documents officiels du terrain (déclassement ou non).
- Auditer les autorisations d’implantation de l’établissement.
- Communiquer publiquement : la loi est claire, mais la pédagogie l’est rarement.
L’affaire ESA d’Agoè est plus qu’un litige foncier.
Elle révèle une question centrale de gouvernance : Un État peut-il continuer à perdre son domaine public au profit d’intérêts privés, même légitimes, par opacité administrative ou complaisance politique ?
La reconquête des réserves de l’État n’est pas qu’une opération foncière.
Elle est un test de crédibilité de l’État togolais.
Car un pays qui perd son domaine public perd aussi son avenir urbain.
𝐋𝐄 𝐑É𝐏𝐔𝐁𝐋𝐈𝐂𝐀𝐈𝐍